Déluge de photos
Paul : Tous les jours je passe dans les coins les plus touristiques de Paris, et c’est fou le nombre de photos prises par minutes ! Mais que vont devenir tous ces clichés : Papy devant la pyramide du Louvre, Takeshi et maman devant l’arc de triomphe, Hortense qui mange une barbe à papa place de la Concorde, etc.
Mick : Oui, le numérique fait exploser la quantité d’images enregistrées et fixées. Là, au moins, il y a de la croissance. Exponentielle !
- C’est peut-être parce que c’est novembre et qu’on prend l’habitude d’en faire le mois de la photo… Snobisme ou exotisme en plus, Paris-Photo et Photoquai en rajoutent une couche. On consomme, on consomme, des photos petites dans nos magazines et nos journaux, et des photos grandes comme des tableaux, dans les rues, sur les quais, et des photos hors de prix dans des cadres… Au secours ! Qu’avons nous fait pour mériter ce déluge ?!
- Ce qui est excessif perd de sa force. Comment dire encore que la photo est un art ?
- Si tout le monde prend des photos, on peut au moins dire que cette pratique renvoie à une expérience partagée. Ce qui devrait qualifier notre regard.
- Evidemment, il n’y a plus besoin de savoir faire, c’est une machine qui fait le travail pénible.
- Oui, mais ça veut dire que la représentation, la mimesis, n’est plus un but de l’art mais son matériau. Et la fonction document de la représentation peut céder la place à la seule présentation ; et la question du sujet à l’esthétique.
- Waouh, dis donc, papy devant la pyramide n’avait pas dû songer à ça.
Paysages désertés.
Qu’est-ce que t’en sais ?! Pour une semaine encore, toi, en tout cas, tu peux y réfléchir en allant boulevard Raspail. Au 261, la Fondation Cartier expose au sous-sol Robert Adams ; en face, au 268, la galerie Camera Obscura expose Michael Kenna.
- Deux anglo-saxons ?
- Un états-unien et un anglais. Des photos en noir et blanc de format modeste, toutes éditées en livres, et pour sujet, des paysages sans figures humaines. Mais deux univers quasi diamétralement opposés.
- En quoi ?
- Il faut regarder de près. Robert Adams présente des photos rectangulaires sur papier brillant. Des photos pauvres, sans affèterie, des enregistrements, des constats. C’est le sujet qui compte, je dirais même plus c’est l’idée qui importe. D’un côté…
- Tu oublies de dire que l’expo s’intitule « On the edge »
- Oui. Sur la côte Ouest des Etats-Unis, en regardant vers l’Est, Adams photographie la déforestation : une forêt détruite par la technique de la « coupe claire. »
- C’est plus un paysage sans figures, c’est un paysage défiguré !
- En regardant vers l’Ouest…
- Un nouveau Far West ?
- Eh oui, c’est leur mythe. Là, c’est l’océan, sublime, intact (Faudrait vérifier…)
- C’est très manichéen. Face à la nature vierge de l’océan, l’enfer d’une humanité qui détruit son environnement. Le propos se voudrait politique, ça paraît surtout prêchi prêcha : on dirait du Michael Moore !
- Attends un peu. On va traverser le boulevard et entrer dans la galerie Camera Obscura pour regarder le travail de Michael Kenna. Mêmes sujets, des paysages sans figures humaines, mêmes photos noir et blanc, mais de format carré, sur un papier satiné, on dirait « velouté » Et cette fois la trace d’humanité, c’est souvent l’architecture. Chez Michael Kenna, l’homme construit…
- Comme chez Adams, il détruit.
- Et, là, l’expo s’intitule : « Spiritual places. » Pendant une quinzaine d’années, Kenna a photographié le Mont Saint Michel, par tous les temps, sous tous les angles, à toutes les heures, reflété dans une flaque, estompé par le brouillard…
Et tu comprends que ce n’est pas des photos souvenirs… Y a pas Hortense en train de manger sa barbe à papa. Non, je rigole..! Tu n’as pas dit qu’au sous-sol il y a aussi des photos prises à Hokkaido ou sur l’île de Pâque.
- Et toujours le format carré, une forme primaire universelle, emblématique de la terre, qui extrait de la narration et de la description, des rythmes essentiels, des sensations riches d’ambiguïtés.
- Qu’est-ce que tu-veux dire ?
- Tel paysage ressemble au ventre d’une femme, tels piquets émergeant de la neige à des notes de musique sur une portée… Tout, sauf anecdotique.
- Alors, si j’ai bien compris on a d’un côté du boulevard l’esthétique et la noble contemplation de Kenna, de l’autre la politique et le trivial débat éthique d'Adams..?
Divertissement/avertissement
- Sauf que, mon grand, le débat éthique émet un avertissement qui ne manque pas de noblesse et que l’esthétisme peut virer au divertissement ornemental pour chambre de petite fille. On va éviter de tomber à notre tour dans le manichéisme. Le refus d’esthétisme de Robert Adams se justifie, il représente une certaine ascèse dans sa manière de photographier. Quant aux belles images de Kenna, c’est quand elles effleurent l’abstraction qu’à mon goût, elles ouvrent réellement – mais en nous – une « spiritual place » !
● Michael Kenna « Spiritual places »Jusqu’au 1 décembre 2007 à la Galerie CAMERA OBSCURA
268, boulevard Raspail 75014 Paris Tél : + 33 1 4545 6708 http://www.galeriecameraobscura.fr/
● Robert Adams « On the edge » Jusqu’au 27 janvier 2008 à la Fondation Cartier
261 boulevard Raspail 75001 Paris http://fondation.cartier.com/main.php?lang=1&small=0